En 1611, Robert Dury, le protecteur du poète anglais John Donne, invite ce dernier à l’accompagner en voyage à Paris, le plongeant ainsi dans l’embarras. Sir Robert est l’un des hommes les plus riches d’Angleterre, et personne ne refuserait une de ses offres à la légère. Mais la femme de Donne est enceinte et se sent angoissée à l’idée de rester seule. Elle supplie son mari de rester : elle pressent qu’un malheur adviendra s’il la laisse.
Sir Robert ne s’accommode pas d’un refus; il insiste pour que Donne l’accompagne. Afin de faciliter la séparation, il installe la future mère dans son hôtel particulier de Londres.
Donne est à Paris depuis deux jours quand il a une vision qui semble confirmer la prédiction de sa femme. Selon Izaak Walton, son biographe, après que les deux voyageurs ont dîné ensemble, le poète reste un moment seul dans la chambre. À son retour, une demi-heure plus tard, sir Robert est stupéfait de voir à quel point son compagnon, complètement livide, paraît terrifié.
« J’ai eu une vision épouvantable après votre départ, explique Donne. J’ai vu ma femme passer deux fois devant moi dans cette chambre, ies cheveux… défaits sur les épaules et un enfant mort dans les bras. »
Sir Robert se montre sceptique. Est-il sûr de ne pas s’être endormi et d’avoir rêvé tout cela ? Donne est catégorique : ii est resté tout à fait réveillé.
Mauvaises nouvelles
Le lendemain, Donne est toujours aussi sûr de lui et sir Robert, qui en arrive à admettre « qu’il y a une chance pour que la vision soit vraie », accepte d’envoyer un serviteur à Londres pour voir s’il est réellement arrivé un malheur.
L’émissaire revient douze jours plus tard, porteur de mauvaises nouvelles. Il a « trouvé et quitté madame Donne très triste et malade dans son lit: au terme d’un accouchement long et douloureux, elle a été délivrée d’un enfant mort-né ». Le triste événement est survenu « le jour même où Donne a affirmé avoir vu passer sa femme ». Depuis que Walton l’a racontée, cette histoire a souvent été citée. Mais est-elle vraie ?
Walton dit qu’elle lui a été rapportée « par une¸personne d’honneur », qu’il ne nomme pas. Peu importe de qui il s’agissait. Le biographe est persuadé que l’incident s’est déroulé comme on l’a raconté. Il affirme que sa source est un proche ami de Donne qui en « savait plus sur les secrets de son âme que n’importe qui d’autre ».
Plus tard, pourtant, des biographes auront des doutes. La succession des faits telle que la rapporte Walton ne s’accorde pas avec la vie de Donne. Il est possible que le biographe ait brodé sur l’anxiété que celui-ci éprouva pour la santé de sa femme et y ait associé une vision saisissante et touchante. Peut-être pour renforcer la réputation de piété qu’avait le poète.
Walton a publié son récit 60 ans après la vision qu’il prête à Donne, et il ne cache pas que l’histoire lui vient de quelqu’un d’autre. Presque quatre siècles plus tard, on ignore la vérité sur une histoire dont l’auteur avait prédit sèchement « qu’elle susciterait beaucoup d’étonnements».
Source: Faits étranges et récits extraordinaires aux Éditions: Sélection du Reader’s Digest, 1989.