Les vampires ne sont pas tous comme ceux dans les films. Ils sont pour la plupart humains, mais avec des penchants extrêmes. Certains font du cannibalisme, d’autres sont nécrophiles et bien d’autres. Et voici le cas du Sergent Bertrand.
Troisième Partie.
Indépendamment de la ville des vivants, il faut encore étudier dans Paris la ville des morts. À côté de la population qui circula au sein des rues et des places publiques, il y a cette population croissant sans cesse, qui repose dans le sein maternel de la terre, et que la terre dévore, sans quoi elle
finirait par absorber et envahir tout ce qui respire.
En tte année 1847, les cimetières de Paris sont au nombre de trois, officiellement désignés sous les noms de Cimetières du Nord, de l’Est et du Sud, mais plus connus sous la désignation de Cimetière de Montmartre, du Père-Lachaise et de Montparnasse.
Sous l’ancien régime, les morts se mêlaient partout aux vivants, comme un contraste permanent, comme une leçon perpétuelle sur les vanités et la fragilité de ce monde: les fidèles, agenouillés sur les dalles des églises, pouvaient lire les inscriptions tumulaires des morts de distinction, ensevelis dans
les caveaux qui formaient sous les nefs et sous le choeur une nouvelle église; la vile multitude reposait dans les cimetières voisins, à l’ombre de la basilique, laissant lire quelques années seulement leurs noms demi-effacés, sur les marbres, les pierres funèbres ou les simples croix de bois. Aujourd’hui encore, après soixante ans du régime administratif auquel nous sommes soumis même au-delà du tombeau; après que deux générations entières sont venues se coucher sous les ombrages des cimetières officiels, le sol parisien recèle encore d’innombrables débris humains, que la pioche des terrassiers fait sortir chaque jour du sol, ce toutes les fois qu’il faut niveler une place, abattre un vieux quartier, creuser des voies nouvelles et des fondements d’édifices et de maisons.
L’ouverture du cimetière Montmartre et du Père-Lachaise date du 21 ventôse en IX. Le troisième, ouvert depuis peu d’années dans un enclos en dehors de la barrière Montparnasse, a remplacé le cimetière de Vaugirard situé à l’entrée du village de ce nom.
Rien n’est plus pittoresque, par une belle journée d’été, ou par une de ces échappées de soleil qui dissipent parfois les brouillards de l’hiver, comme les avenues des cimetières, où les marbriers se disputent leur clientèle funèbre, en embellissant à l’envi leurs étalages de fleurs et de tombeaux. Vous y voyez sur le second plan tous les modèles imaginables, temples renaissance, temples antiques, chapelles gothiques et autres, cippes avec ou sans urnes et sarcophages, colonnes découronnées de leurs chapiteaux ou brisés au milieu du fût, pyramides et obélisques en miniature, alternant avec le simple entourage de bois et de fer, avec la modeste table de marbre, incrustée de trois larmes noires en forme de houppes, qui attend son inscription tumulaire en lettres d’or. Çà et là, sur des piédestaux, des anges de pierre ou de plâtre, les ailes déployées, des génies renversant leurs flambeaux, des femmes agenouillées dans l’attitude de la supplication; des « Temps » avec la faux classique; puis une infinité de figurines moulées, représentant un enfant accroupi, que l’on assure être autant de réductions de la statue du duc de Reichstadt de Canova. Ces figurines sont l’ornement le moins coûteux dont on puisse faire hommage à un mort chéri; les marchands les désignent sous le titre peu respectueux de « petits singes ». Tout cela est entremêlé de couronnes d’immortelles en forme de rouleaux, disposés par tas énormes et couvertes d’inscriptions dont les caractères sont découpés sur une feuille de papier noir; il y a aussi d’autres couronnes de buis, de cyprès, etc. Puis les pots de fleurs, les saules pleureurs, les plantes grimpantes, les images encadrées dans des cadres d’ébène, les modèles de diverses écritures avec le tarif des prix; en un mot, le mélange le plus confus de toutes les choses que vous allez revoir disséminé et mises à leurs places dans l’intérieur du champ de repos.
Les marbriers occupent directement un certain nombre d’ouvriers descendants dégénérés des sculpteurs, qui taillent ou qui scient la pierre tendre à la pierre dure, au choix, pour confectionner au plus juste prix les tombes que demandent les familles peu aisées. Ils emploient également les tourneurs en marbre pour fabriquer les urnes, les colonnettes et les divers objets de forme ronde qui doivent surmonter les sépultures. Mais, parmi leurs subordonnés, la classe la plus curieuse c’est celle des commis.
Le commis est l’individu chargé de relancer les affaires et de mettre la famille du mort en relation avec le marbrier entrepreneur de sépultures. À cet effet, le commis, de noir tout habillé, se rend de bonne heure dans les mairies: il épie les personnes qui sortent du bureau des naissances et des décès, et tâche de deviner à leurs physionomies s’ils viennent de faire enregistrer un événement heureux ou malheureux. Dans ce dernier cas, il s’adresse au parent infortuné et lui fait ses offres de service, lui glisse une carte d’adresse en employant toutes les circonlocutions qu’il croit nécessaires. Pour éviter un excès facile à concevoir, l’administration a décidé que chaque commis parlerait à son tour: de la sorte, les commis des diverses maisons prennent leurs rangs et leurs numéros d’ordre dans leurs salles d’attente, et les particuliers n’ont à subir que les politesses intéressées et les offres d’un seul. Cette singulière profession est assez avantageuse pour les Gaudissart funèbres, habiles dans l’art d’enjôler la pratique.
Les employés des cimetières n’offrent rien de très caractéristique; la seule corvée des gardiens consiste à surveiller chaque tombe riche pour prévenir les vols et les profanations; ils doivent empêcher que l’on n’emporte des fleurs et délivrer des laissez-passer aux personnes qui emportent quelque souvenir recueilli de nuit sur le tombeau d’un proche. Ils se relèvent pour exercer cette surveillance, qui doit être incessante.
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Dutale, dit Picord, fossoyeur au cimetière du Sud, déclare qu’il a remarqué très souvent, dans le cimetière du Montparnasse, un militaire, du grade de sergent, suivant de loin les inhumations qui se faisaient.
Cela ne l’a point occupé, parce qu’on voit bien des gens qui viennent dans les cimetières comme on va dans les promenades, pour se procurer des distractions. (Rires)
Le Président (au témoin). – Comment était-il? Pourriez-vous le reconnaître dans la personne de l’accusé Bertrand?
Le témoin. – Je crois me rappeler qu’il était de taille ordinaire, assez bien pris, portant de petites moustaches sans favoris.
Président (à Bertrand). – Accusé, levez-vous. Témoin, voyez si vous reconnaissez l’individu dont vous venez de parler.
Le témoin. – Mon colonel, le signalement que je viens de vous dire, qui est resté dans mon esprit, me semble s’accorder avec celui de monsieur. Je ne pense pas me tromper en vous disant que c’était lui.
Le Président. – Avait-il air sombre? Se promenait-il seul?
Le témoin. – Toutes les fois que je l’ai remarqué, il n’avait pas l’air trop gai; je l’ai vu causant avec des bourgeois, comme s’il était de leur société, mais je ne saurais vous dire si ces messieurs étaient venus ensemble; mais, le plus ordinairement, je ne le voyais qu’en compagnie d’un seul ou deux individus. Presque toutes les violations de sépultures dont mon cimetière a été le théâtre ont eu lieu le lendemain du jour où le militaire avait passé en se promenant près des fosses récentes.
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Les fossoyeurs et les conservateurs, indépendamment de leurs occupations habituelles, ont le soin des exhumations. Les concessions à perpétuité ne donnent lieu que rarement à des opérations de ce genre, mais une famille ayant un de ses membres primitivement enterrés dans la fosse commune ou dans une concession quinquennale peut désirer de lui donner un asile plus sûr: elle doit alors s’adresser au Ministère de l’Intérieur, qui autorise l’exhumation. Ce travail se fait ordinaire de nuit, et l’on n’admet que les employés et les membres de la famille. Une exhumation ne peut avoir lieu que dans le cas de translation du cadavre dans une autre localité, où pour lui assurer une situation préférable à celle où il se trouve. Ainsi, on exhumera un corps pourvu d’une concession de cinq ans pour le mettre dans un terrain perpétuel, jamais pour le jeter en fosse commune.
L’entreprise des pompes funèbres est une administration privée, qui doit son existence à une adjudication au rabais, et qui est tenue de se conformer aux règlements de la police. Elle se charge d’inhumer les morts moyennant un tarif fixé à 1’avance et rég1é d’après le plus ou moins d’éclat que la famille veut donner au service funèbre. Les convois sont de plusieurs classes, différenciées par le nombre et les ornements des voitures de deuil. Il y a loin du modeste corbillard du pauvre à cette longue suite de voitures surmontées de panaches, drapées de lugubres draperies, encombrées d’amis en grand deuil, qui marche à la suite des funérailles des grands du monde. Pourtant, le convoi de dernière classe n’est pas encore le degré le plus bas de l’échelle; il faut moins de pompe encore pour inhumer les débris humains qui restent dans les hôpitaux après avoir exercé le scalpel des étudiants en médecine, et pour porter en terre les cadavres de la Morgue, ou ceux qui se rencontrent dans les lieux isolés. Alors, la cérémonie funèbre n’existe plus, même à l’état d’intention: à peine le prêtre vient-il prononcer les prières de l’Église sur ce corps; et encore le mort n’y aura-t-il droit que si l’on a constaté que ce corps était animé par une âme catholique, et que la mort n’a pas été volontaire. C’est simplement une mesure d’hygiène et de salubrité publique.
Il nous reste à parler du croque-mort qui doit une certaine célébrité à des caprices littéraires de quelques hommes d’esprit. Quand la mode se tourna jadis à l’horrible et au dégoûtant, il est naturel que le croque-mort et son confrère le fossoyeur aient trouvé des prôneurs et des chantres de leurs gloires. Ce n’était pas assez de la fameuse scène de Hamlet, il fallait encore des drames entiers, des romans, des physiologies, pour remettre à sa place le digne émule des questionnaires, des truands et des malandrins du temps passé. Béranger lui-même à chanté la fille du croque-mort, lui qui avait, longtemps avant, fredonné ce joli refrain: « Je ne veux pas d’un croque-mort »… Qu’en est-il résulté? On a fait le croque-mort et ses confrères beaucoup plus terribles que la réalité. Rien ne les empêche, leur travail achevé, d’être de bons pères, de bons époux, de bons citoyens et,en un mot, de mériter tous les éloges dont les épitaphes se montrent si prodigues. Comme aussi rien ne s’oppose à ce qu’ils aillent boire, non seulement leurs bonnes aubaines, mais encore le prix de leurs journées, chez les divers marchands de vin qui peuplent les barrières. Le cabaret de la Mère aux Chiens, à l’avenue du cimetière Montparnasse, est le plus fameux de ce genre. C’est là que se rendait, et que se rend encore si toutefois il n’est pas allé rejoindre ses vieux habitués, Pierre Bug-Jargal, le doyen des croque-mort, dont Champfleury nous a raconté la véridique histoire. Pierre Bug-Jargal, ainsi nommé à cause de son enthousiasme démesuré pour le roman de Victor-Hugo, était enfant trouvé. Après avoir reçu de la munificence de l’État une instruction supérieure à celle de ses confrères, il s’était dévoué corps et âme à son métier, et avait fini par acquérir une certaine prépondérance sur ceux qui l’entouraient. Sa conversation était des plus curieuses; Il avait la mémoire remplie de souvenirs terribles ou touchants, d’anecdotes sentimentales ou piquantes, qu’il racontait dans un style pittoresque, émaillé de métaphores et d’épithètes d’une excellente couleur locale. Le chef-d’œuvre de Bug-|argal, cette l’hymne mental, en prose mesurée, qu’il adressait aux enfants morts dont il avait transporté la biérette sous son bras. À moins que l’on aime mieux son ode, espèce de danse macabre qu’il composé sur l’air de Larifla:
Brrr! Brrr! La froide fille!
Disait un joyeux drille
Sentant près de ses draps
Claquer ses maigres bras, etc.
Mais c’est là une physionomie particulière et isolée. Je ne sais si beaucoup des confrères de Bug-Jargal seraient en état de trouver et même de comprendre la plupart de ses bons mots, tels que celui-ci, en voyant une plantation de jeunes arbres: « Bon, voilà des cercueils qui poussent!
Source: Diable, démons et Vampires. Édition: Poche Sélect. 1977