Le Sergent Bertrand, monstre vampire.

Le Sergent Bertrand, monstre vampire. Partie 2 de 6

Les vampires ne sont pas tous comme ceux dans les films. Ils sont pour la plupart humains, mais avec des penchants extrêmes. Certains font du cannibalisme, d’autres sont nécrophiles et bien d’autres. Et voici le cas du Sergent Bertrand.

Deuxième Partie.

Agréables funérailles, le lendemain, à l’église et au cimetière de Semmandon. Le corbillard disparaît sous les fleurs. Il y a foule et, parmi les hommes jeunes, je reconnais sans peine à leur face hypocrite ceux que Juliette a honorés de ses faveurs. Je leur dédie un mépris teinté d’ironie. Ce qu’ils ont reçu d’elle est moins que rien à côté de ce que je viens de lui prendre!…

Prêchi-prêcha du doyen. Il radote sur le paradis (la patrie où nous nous retrouverons tous, espérons-le, et où Juliette nous attend!), la prière (qui fait sortir les âmes du purgatoire), la résurrection de la chair (qui est un dogme!). C’est par trop bête. Jamais je ne pourrai enseigner semblables inepties. Là religion m’assomme. D’ailleurs, je n’ai pas les relations qu’il faut pour pouvoir grimper rapidement la hiérarchie. Et puis, j’ai trop bien fait l’amour: c’est vrai, ça détourne. Allons, il va s’agir de quitter ce séminaire pour paysans bornés. J’ai de l’instruction, du courage, de l’ambition. Je m’engagerai dans l’armée.

Retour à Voisey dans le char à bancs familial. Ma mère est tout miel; elle me félicite de mes bons sentiments et m’accable de prévenances. Les autres m’accordent leur considération. Je passe une nuit paisible dans ma chambre. Pas l’ombre d’un rêve. Le lendemain matin, le corps et l’esprit dispos, j’annonce tranquillement ma décision de ne plus retourner à Langres. Stupeur générale.
« – On ne change pas ainsi de séminaire, déclare mon père irrité. Je ne prêterai pas la main à ta fantaisie. »

Je lui réponds d’une voix douce:
« – Je ne veux plus être prêtre. »
« – Ah! mon Dieu, je vais avoir un fils renégat! s’écrie ma mère en fondant en larmes. »
« – Non, maman. N’ayant prononcé aucun voeu, personne ne pourra m’accuser d’apostasie. »

E11e n’en continue pas moins à se lamenter d’une voix chevrotante.
« – Mais enfin, que vas-tu faire? Reprends mon père qui lève les bras au ciel. »
« – Je veux embrasser la carrière militaire, dis-je. Vous n’y trouvez rien de déshonorant, je présume? Si J’acquiers un jour de la gloire, celle-ci rejaillira sur vous. »

Ils se taisent. Puis ils me chargent d’une mission dans le village afin de se concerter. Comme par hasard, le curé est là lorsque je reviens. Il m’adresse un sourire paternel, mais j’ai déjà compris qu’il a reçu mandat de me sermonner. Après un préambule hypocrite, au cours. Duquel il prétend ne pas vouloir discuter ma détermination, il entreprend de me montrer les dangers de l’état militaire:
« – que de fois tu auras à subir les assauts de l’impiété ou du libertinage, mon cher François! Songe, toi qui te destinais à Dieu, aux moqueries de camarades sans religion, aux propos hideux et cyniques, aux sollicitations au mal de jeunes débauchés sans honte ni pudeur. Tu auras sous les yeux de beaux exemples, certes, mais au régiment les exemples pervers sont les plus nombreux. Ah! je t’en conjure, réfléchis encore avant de
renoncer au sacerdoce. »

Pendant qu’il serine ses phrases toutes faites, j’observe d’un oeil intéressé sa grosse panse. Ce ne serait pas désagréable de la lui crever d’un bon coup de canif. I1 serait peut-être moins grotesque après. Je ne t’ai jamais aimé, curé de Voisey, tu n’es qu’un perroquet et je méprise ces oiseaux-là. Et puis surtout, tu n’enterres mal: aucune dignité dans le geste, aucune allure dans le mouvement, pas de voix ni de maintien. Va prendre des leçons chez ton collègue de Melay !
« – Je vois que tu ne changeras pas d’avis continue-t-il. N’oublie pas au moins d’invoquer la vierge Marie dans les difficultés qui t’attendent. Elle est la protectrice toute puissante des âmes en péril. »

Il s’en va enfin, mon indifférence l’accompagne tandis que je me retire dans ma chambre pour m’adonner à des choses sérieuses.

Je découvre avec satisfaction que le maniement de la machine qui fonctionne dans mon crâne m’est de plus en plus commode. J’accélère, je ralentis, je m’arrête, je recule, je repars à volonté sans le moindre à-coup. Cette facilité me permet de survoler les premières années de ma carrière de soldat: rien ne m’accroche dans la monotonie des journées remplies avec une assiduité secrètement détachée. Ma bonne conduite est évidente, si évidente que je deviens sergent. Mieux encore, me voici, grâce à mes connaissances, nommées secrétaire du trésorier de mon régiment, le 74e de ligne, et versé en cette qualité dans. La compagnie hors rang. Avantage énorme qui m’affranchit des appels et me donne la latitude de m’absenter plusieurs heures sans autorisation. De tels succès ne vont pas sans quelques fatuités et je ne suis pas loin de traiter le maréchal Sébastian en égal!

Passons. Où se fixera maintenant mon regard intemporel? Tiens, je me vois à Reims’ dans ce bordel où mon camarade Bovy m’a entrainé – ô sainte Mère de Dieu! – et où je rencontre Noémi.
« – Ah! ça, me dis-je soudain en creusant le sujet, se peut-il que mon esprit s’attarde si volontiers à des fariboles alors que l’heure est grave? »
Je me réponds:
« – D’abord, il n’y a rien de grave en ce monde – ni dans l’autre évidemment – et ensuite, songe que tu te revois avec les yeux d’alors: oserais-tu prétendre qu’il y eût en ce temps pour toi plus grande affaire que celle-là et d’autres semblables? »
« – Euh… à la réflexion: non. »
« – Ben voyons… »

Soit, J’en reviens donc à Noémi, une hétaïre connaissant son métier et soucieuse de conserver ma pratique. Elle est si futée, la diablesse, si rompue aux finesses, qu’elle finit par comprendre comment il faut agir pour me complaire.

Voici. Dans la chambre enténébrée, elle a disposé des cierges autour du lit. Elle s’est enduite de fard blanc, a revêtu une sorte de suaire, s’est couchée sur le dos, a fermé les yeux et joint les mains. La simulation est si parfaite que je m’en sens troublé. Je ne suis dupe qu’à moitié, bien sûr, mais cela suffit pour que je puisse me recueillir. Se déroulent ensuite dix minutes d’activité couronnées par trois secondes de plénitude. Après, quand elle bouge, désenchantement. Je lui dis:
« – tu n’as donc pas peur de jouer cette comédie sacrilège? »
« – Si, mais c’est plus fort que moi, j’y trouve un plaisir… »

Elle a les yeux brillants, le souffle coupé, preuve qu’elle ne ment pas.
«-…Un plaisir horrible, François! Chaque nuit j’en rêve. »
« – N’en parle à personne, entends-tu? »
« – Oh! je n’oserai pas, tu reviendras? »
« – Je ne sais pas. »
« – Je ne veux pas de ton argent, je veux que tu reviennes. »
« – Chercherais-tu un protecteur? »
« – Écoute, chuchote-t-elle en attirant mon front sur son sein, je connaissais le plaisir des autres et, sans me vanter, tous les moyens de le procurer. Les cas les plus difficiles ont toujours été résolus par mon application, ma bonne volonté, mon savoir-faire. Rien ne m’a rebuté, ni personne. Jeune, vieux, nul n’a pu sortir de mes mains inassouvies. Vouée à la fange, j’ai trouvé de beaux contentements à surmonter tous les dégoûts – qui ne sont au fond que des préjugés – et j’ai mis de l’amour-propre à satisfaire simplement, joyeusement, les turpitudes ou les manies issues des imaginations de la dernière extravagance, louant mes services, je n’avais droit ni à des sentiments, ni à des préférences, et je n’y pensais même pas. Mais avec toi, François, c’est mon plaisir que j’ai découvert… »
« – Avec moi ? Non : malgré moi, dis-je en relevant brusquement la tête. Et puisque tu as maintenant la recette, n’importe qui fera l’affaire. »

Noémi, habituée aux camouflets, me susurre à l’oreille:
« – Tu ignores, mon chou, que la seule façon de conquérir le coeur, c’est de la révéler à elle-même. »
« – Révélation… le mot me paraît exagéré. »
« – Que veux-tu, je ne me voyais pas en cliente! réplique-t-elle en éclatant d’un rire un peu cynique. »

Mais le rire s’arrête dans sa gorge lorsqu’elle m’entend articuler d’une voix sinistre:
« -moi si… en cliente de la Mort. »

Ses petits yeux s’écarquillent, ses lèvres tremblent, une vilaine grimace déforme ses traits.
« – Tu me fais peur tout à coup, balbutie-t-elle en reculant. »
« – Eh bien! dis-je en riant à mon tour, tant mieux, te voilà prête pour une nouvelle extase. »

Du doigt, elle fait un signe négatif; mais je continue:
« -C’est pourtant la recette: une portion d’appréhension, une autre d’angoisse, ajouter une pincée de terreur – de préférence sacrée – et mettre à bouillir dans un gros sacrilège au feu des perversions. »
« – Tu me pousses à la débauche, proteste-t-elle comiquement. »
« – Ma pauvre Noémi, il faut avoir le courage de ses égarements. Ton cas est grave, certes, car bafouer la mort n’est rien, mais s’en servir à des fins lubriques, quelle profanation! Et quel danger! Cependant, s’il n’y avait pas le risque, où serait le plaisir? »

Je m’amuse un instant à observer la médiocre Messaline qui, debout, les mains plaquées aux fesses et la tête courbée, se livre à des débats de conscience sans voir le plumet ridicule de son bas-ventre.

Mais assez vu. Changeons de secteur.

Je me reprends à Bléré, chef-lieu de canton d’Inde-et-Loire, ville d’une importance minime dans la géographie et grande dans mon histoire. Nous sommes en février 1847. Le régiment est en manoeuvres et moi j’aligne des chiffres sous la tente de la trésorerie. Mon officier, un escogriffe qui fume la pipe et empeste son monde, me confie le plus d’ouvrage qu’il peut.
« – Ne te plains pas, Bertrand, me lance-t-il en même temps qu’une opaque bouffée. Imagine tes camarades à cette heure… »

Le fait est que, le soir, lorsqu’ils rentrent, les troupiers n’on plus figure humaine. Harassés, ils mangent à peine et se jettent sur leurs paillasses. C’est que le maréchal Reille surveille en personne le déroulement des opérations… Le colonel, bon courtisan et peu ménager de ses hommes, veut lui en mettre plein la vu. Il y réussit, sans doute, car le maréchal nous octroie deux jours de repos. J’en profite aussi, avec l’assentiment du trésorier qui n’est pas mauvais bougre.

Au réveil, j’invite Bovy à m’accompagner en promenade dans les environs. C’est dimanche, mais ni lui ni moi n’allons à la messe, lui, se déclarant libre-penseur, et moi penseur libre ! En outre, je déteste l’aumônier, et celui-ci me le rend bien, sachant que j’ai quitté le séminaire.

Comme d’habitude, Bovy se montre gai compagnon et, tandis que nous traversons la petite ville encore endormie, il me raconte avec force détails piquants les fanfaronnades du colonel. Je ris de bon coeur.

Arrivés à la campagne…

Halte! Maréchal (de Calvi), chirurgien-major à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, s’interpose ici et me tend une déclaration écrite, dûment signée par moi. Voyons cela… Hé. hé, ce n’est pas si mal rédigé malgré les concessions intéressées à la stupidité de ces Messieurs!

« Étant allés un jour me promener à la campagne avec un de mes camarades, nous passâmes devant un cimetière, la curiosité nous fit entrer.

Une personne avait été enterrée la veille; les fossoyeurs, surpris par la pluie, n’avaient pas entièrement rempli la fosse et avaient de plus laissé les outils sur le terrain.

À cette vue de noires idées me vinrent, j’eus comme un violent mal de tête, mon coeur battait avec force, je ne me possédais plus.

Je prétextai un motif pour rentrer tout de suite en ville.

À peine débarrassé de mon camarade, je retourne au cimetière. Je m’empare d’une pelle et je me mets à creuser la fosse.

Déjà avais retiré le corps mort et je commençais à le frapper avec la pelle, que je tenais à la main, avec une rage que je ne puis encore m’expliquer, quand un ouvrier, qui travaillait tout près, se présenta à la porte du cimetière; l’ayant vu, je me couchai à côté du mort où je restai quelques instants. M’étant ensuite levé, je ne vis plus personne, l’individu étant allé prévenir les autorités.

Je me hâtai alors de sortir de la fosse, et après avoir recouvert le corps entièrement de terre, je me retirai en sautant le mur du cimetière.

J’étais tout tremblant, une sueur froide me couvrait le corps. Je me retirai dans un petit bois voisin où, malgré une pluie froide qui tombait depuis quelques heures, je me couchai au milieu des arbrisseaux.

Je restai dans cette position depuis midi jusqu’à trois heures du soir dans un état d’insensibilité complète.

Quand je sortis de cet assoupissement, j’avais les membres brisés et la tête faible.

Deux jours après, je suis retourné au cimetière non pluie de jour, mais à minuit, par un temps pluvieux; n’ayant pas trouvé d’outils, je creusai entièrement la même fosse avec mes mains, j’avais les doigts en sang, mais je ne sentais pas la douleur.

Je retirai le corps, je le mis en pièces; après quoi, je le jetai dans la fosse que je remplis entièrement de la même manière que je l’avais creusée ».

Oui, Docteur Maréchal (de Calvi), c’est vrai vous m’avez soutiré ces lignes et quelques autres au plus noir de mes malheurs. Y seriez-vous parvenu si je n’avais vu mon avantage dans une sincérité toute relative? Il suffit, pour se convaincre du contraire, de vous entendre expliquer votre succès sur ce ton à la fois pédant et bénin qui vous caractérise. Attendez une seconde que je règle la machine. Nous y sommes:

« – Lorsque le sergent Bertrand est entré dans le service de M. Baudens, j’ai appris, par un bruit qui circulait dans l’hôpital, que nous avions dans une de nos salles de blessés l’individu qui, depuis quelque temps, préoccupait vivement le public sous le nom de Vampire.

Je me rendis aussitôt auprès de lui pour examiner son état de maladie. Ses blessures n’étaient pas graves. Je mis mon temps à profit pour examiner, avec une grande attention, l’état de ses mains, et j’étudiai son organisation crânienne.

Je trouvai ce sous-officier atteint d’une fièvre assez intense pour exiger des ménagements; mais quelques jours après, la justice ayant été informée de la présence de cet homme à l’hôpital, on mit le sergent Bertrand en état d’arrestation dans la salle des consignés qui fait partie de ma division.

Lors d’une nouvelle visite faite au malade, je trouvai les plaies en assez bon état; la fièvre était nulle.

Je me bornai cependant à quelques questions générales. Ce militaire ayant pris confiance en moi, je m’adressai à lui en ces termes: « Vous ne pouvez douter qu’on ne soit sur la trace des actes qui vous ont amenés au point où vous êtes. Je viens vous inviter à me dire ce qui s’est passé en vous, et par suite de quelles impulsions vous avez été poussé à accomplir les faits qui vous sont reprochés. »

J’ai deux motifs, ajoutai-je, pour vous faire ces questions, l’un qui vous est personnel, et l’autre qui m’est particulier; il peut y avoir intérêt pour vous à ce que je sache toutes les circonstances qui se rattachent à ces faits.

Je lui dis que, dans l’intérêt de la science, j’avais un ardent désir de pénétrer le mystère qui était en lui.

I1 hésita d’abord à me prendre pour son confident: mais plus tard, rassuré sur mon caractère, je le vis se rapprocher de mes idées et le trouvai disposé à ne rien me cacher.

C’est comme médecin, lui dis-je, que vous me parlez, et vous pouvez être sûr qu’aucune puissance au monde ne me fera révéler ce que vous m’aurez déclaré.

Prenez-moi pour votre confesseur, et puis, si vous me consultez sur la déclaration de ce que vous m’aurez dit, je vous dirai ce qui me paraîtra être bien dans votre intérêt; je ne dévoilerai que ce que vous voudrez qui soit connu.

Le malade accepta ma proposition et, afin d’être plus précis, il fut convenu qu’il écrirait les faits et ses sensations.

J’ai cette pièce, et selon le désir que Bertrand lui-même m’a manifesté, je suis prêt à en donner lecture au conseil. »

Tandis que vous déposiez. Docteur, je vous regardais. Permettez-moi de joindre au dossier dont vous êtes si fier la pièce que voici; il s’agit d’une modeste esquisse de votre portrait, griffonnée à la hâte en vous écoutant:
» Maréchal (de Calvi) offre à la vue un faciès de crocodile au centre duquel, inexplicablement, prospère un nez humain en forme de pied de marmite. (Quelles délices doit-il connaître à y introduire en secret ce doigt qu’il pointe vers ses patients!). La mâchoire, privée de lèvres, n’a point l’appui d’un menton. Quand il parle, le bout de la langue se faufile entre les dents espacées et pointues. Le corps est petit, grassouillet, pourvu de bras de chimpanzé. Les jambes courtes, mais solides le portent volontiers en tous lieux. Il a des gestes amples, quoique retenu. La voix se fait tantôt protectrice et doucereuse, tantôt affectée et tranchante. Lorsqu’il prononce ces trois syllabes « A mon sens », il faut comprendre qu’il est dépositaire de toute la science, de toute l’expérience qu’un seul homme puisse contenir. M. Maréchal (de Calvi) n’a ni passions, ni faiblesses, ni fantaisie, ni invention, voilà pourquoi il s’ennuie et cherche tant à « pénétrer le mystère » qu’il y a chez les autres.

N.B. Je n’ai point parlé des cheveux: ce sont des poils, de la même espèce que ceux qui sortent des oreilles.

Je n’ai pas eu le temps d’en écrire davantage. Mais puisque je te tiens, Docteur (on peut se tutoyer après tant d’années), je veux revenir à ma déclaration et la décortiquer pour toi.

« Étant allé un jour me promener à la campagne avec un de mes camarades (il s’agit de Jules Bovy, mort syphilitique en 1856, voilà où conduit le coït obligatoire), nous passâmes devant un cimetière (celui de Bléré), la curiosité nous nous fit entrer (ma curiosité, s’entend).

Une personne avait été enterrée la veille (j’ignorais son sexe et son âge); les fossoyeurs, surpris par la pluie (et assommés par le vin), n’avaient pas entièrement rempli la fosse et avaient de plus laissé les outils sur le terrain.

À cette vue de noires idées me vinrent (l’adjectif est d’un goût!… Et l’inversion!… Ceci est étudié pour te plaire, médicastre), j’eus comme un violent mal de tête (il paraît que c’est symptomatique, et même indispensable puisque, bien entendu, je suis un monomane lypémaniaque, un malade! Remarque aussi le “comme” qui laisse planer un doute sur la nature du mal, le rendant plus singulier), mon coeur battait avec force (le tien eût éclaté), je ne me possédais plus (forme littéraire pour “J’étais très excité”).

Je prétextai un motif pour rentrer tout de suite en ville un mal de tête, justement).

À peine débarrassé de mon camarade, je retourne au cimetière. Je m’empare d’une pelle et je me mets à creuser la fosse. (M’y voici. Mes bras fonctionnent avec régularité, et la pelle s’enfonce aisément dans la terre remuée. De temps en temps, je m’arrête pour essuyer mon front inondé de sueur, mais je n’éprouve aucune lassitude: puisque ma jouissance se trouve là-dessous, et que j’ai droit à la jouissance comme tout le monde – pour le moins – il faut bien que i’aille la chercher où elle est. Le fait que ce soit plus difficile pour moi que pour un autre accroît mon mérite et prouve la qualité d’un goût que tu n’as pas à juger. La société me réprouve. Dis-tu? D’où lui vient, je te prie, cette unanimité, et que vaut son opinion par à la mienne? Le consentement universel est annulé sans appel par celui d’un seul. Le tout est plus grand que la partie, mais la partie est plus forte parce qu’elle est libre!).

Déjà j’avais retiré Ie corps mort et je commençais à le frapper avec la pelle, que je tenais à la main, avec une rage que je ne puis encore m’expliquer (pas difficile à comprendre; j’avais sorti un vieillard chenu et maigre comme un clou), quand un ouvrier qui travaillait tout près se présenta à la porte du cimetière; l’ayant vu, je me couchai à côté du mort où je restai quelques instants. M’étant ensuite levé, je ne vis plus personne, l’individu étant allé prévenir les autorités (de quoi je me mêle! Le rustre m’avait sans doute pris pour un détrousseur de cadavres.)

Je me hâtai alors de sortir de la fosse, et après avoir recouvert le corps entièrement de terre, je me retirai en sautant le mur du cimetière (avec beaucoup d’aisance; j’étais très agile à cette époque!)

Je me retirai dans un petit bois voisin (qui me rappelait celui de Neuvelle) où, malgré une pluie froide qui tombait depuis quelques heures, je me couchai au milieu des arbrisseaux.

Je restai dans cette position depuis midi jusqu’à trois heures du soir dans un état d’insensibilité complète (à la vérité, après avoir usé de moi deux ou trois fois, je m’endormis quelque peu épuisé).

Quand je sortis de cet assoupissement, j’avais les membres brisés (surtout la main droite) et la tête faible (disons vide).

Deux jours après, je suis retourné au cimetière non plus de jour, mais à minuit, par un temps pluvieux (judicieuse précaution); n’ayant pas trouvé d’outils, je creusai entièrement la même fosse (je n’avais pas le choix… Il me restait d’ailleurs l’effet de situation, l’ambiance, le risque, l’inquiétude, recette bien connue et suffisante en-soi) avec mes mains (si fines, pourtant; je suis obligé de reconnaître qu’à de tels moments une puissance extérieure, surhumaine, se manifeste à travers moi), mais je ne sentais pas la douleur (les bassesses ou palinodies auxquelles se livrent les hommes pour séduire une fille sont incomparablement plus douloureuses!).

Je retirai le corps, je le mis en pièces (dans une sorte de délire sacré. Car le sacré existe autrement que par convention, mon petit Maréchal (de Calvi), Il est une réalité que tu ne peux concevoir avec ton esprit, ni éprouver avec ton embryon d’âme. Les mots manquent pour l’exprimer. Seules des négations pourraient en donner un vague reflet: ce n’est ni ceci, ni cela).

Après quoi, je le jetai dans la fosse que je remplis entièrement de la même manière que je l’avais creusée. (Imagines-tu l’énergie déployée? Tu voulais pénétrer le mystère qui était en moi, mais tu n’admettais pas qu’il pût me transcender! Hein? Comment? Tu prétends t’indigner, t’offusquer sous prétexte que j’acoquine la métaphysique à la fornication? Écoute bien ma réponse, moraliste obtus: On peut communiquer avec Dieu par tous les bouts. C’est une question d’intelligence, de dignité. De tact aussi. Comprends-tu cela, épicier de la science, philosophe bouché à l’émeri des certitudes, rationaliste sédentaire?… Va, tu n’es qu’un repoussoir à Chrétiens !)

Mais assez d’imprécations. Vade retro, Docteur, que je poursuive la lecture de ma prose:
“Quatre mois s’étaient écoulés depuis ce dernier attentat; pendant cet espace de temps; j’avais été tranquille; nous étions rentrés à Paris; je croyais ma folie passée, quand des amis m’engagèrent à aller visiter avec eux le cimetière du Père-Lachaise.

Les allées sombres de ce cimetière me plurent. Je résolus de venir m’y promener dans la nuit.

J’y entrai, en effet, â neuf heures du soir, en escaladant le mur; je me promenai à peu près une demi-heure, agité des plus noires idées.

Je me mis ensuite à déterrer un mort, toujours sans outils.

Je me fis un jeu de le mettre en pièces’ ensuite je me retirai de moi. C’était au mois de juin.

Les choses allèrent de la sorte pendant douze ou quinze jours, après lesquels je fus surpris par deux gardiens du cimetière, qui furent sur le point de faire feu sur moi; mais comme j’avais toujours eu soin de recouvrir les corps que j’avais mutilés, on ne s’était aperçu de rien, et il me fut facile de me tirer d’affaire en disant qu’étant un peu ivre, j’étais entré au cimetière, que je m’étais couché sous un arbre, où je m’étais endormi jusqu’à cette heure.

Ils me firent sortir sans me demander autre chose. Le danger que je venais de courir produisit sur moi une telle impression que je restai sept ou huit mois sans retourner au cimetière”.

Source: Diable, démons et Vampires. Édition: Poche Sélect. 1977

En savoir plus sur Vincent Deroy

Depuis août 2012, je fouille sur le web à la recherche des cas paranormaux les plus étranges pour le site www.paranormalqc.com dont je suis le Rédacteur en chef. Handicapé de naissance, j'ai aussi été secrétaire-trésorier du musée de mon village pendant 6 ans et demi.

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